À l’époque baroque, la pratique du luth et de la guitare est largement associée avec le jeu sans ongles. James Tyler nous rappelle que l’attaque des cordes avec la pulpe du doigt de la main droite est confirmée par Sylvius Leopold Weiss (1687-1750). [1] Weiss note cependant que le théorbe et son proche parent, le chitarrone, pouvaient être joués avec les ongles. L’attaque avec les ongles se rencontre donc sporadiquement dans l’histoire du luth et de la guitare. D’ailleurs, le guitariste Francisco Corbetta aurait utilisé les ongles à la fin de sa vie. [2] Paul Wathen Cox trace un portrait de la situation :
- Despite the relatively few writers who mentioned fingernails, the general attitude of the early nineteenth-century guitarists on the topic is quite evident. What goes unsaid is often more revealing than what is said. […] Although playing with nails had been discussed in lute tutor as early as 1623, that technique never seemed to be favored by many lutenists nor guitarists in the baroque period. This preference was carried over into the early nineteenth century to the six-string guitar. [3]
C’est en effet le jeu avec la pulpe du doigt qui semble caractériser l’approche technique qu’ont choisie les guitaristes entre 1770 et 1830. La première indication à ce sujet se trouve chez Trille LaBarre, qui décrit la technique avec insistance :
- […] la main droite fait sonner les cordes en les touchant, de l’extrémité des doigts, évitant, surtout de les accrocher avec les ongles, ce qui ôte tout le moelleux des sons. [Nous] ne pouvons trop recommander ce principe, par ce que tout le mérite de l’instrument est perdu. Si l’on n’en tire que des sons aigres: quelque soit le degré de force dont on puisse se vanter. [4]
Ce type de commentaire sur l’aspect « moelleux » du son revient fréquemment dans le langage des guitaristes français. Pour eux, le jeu avec la pulpe semble y être associé. D’ailleurs, Prosper Bigot défend toujours l’usage de la pulpe dans les années 1810 : « Lorsque l’on pincera les cordes, il faut éviter de les enlever perpendiculairement de dessus la table d’harmonie et de les pincer avec les ongles. [5] » Comme Cox, nous croyons qu’un consensus sur la question régnait chez les guitaristes français et italiens. En effet, Merchi, Carulli et Carcassi prônent le jeu avec la pulpe. Dans sa Méthode complète, Carcassi mentionne spécifiquement d'éviter le contact entre les cordes et les ongles. Cependant, les commentaires de LaBarre et de Bigot laissent croire que leur approche pourrait avoir été concurrencée par le jeu avec les ongles. En effet, cette technique avait des partisans, particulièrement dans la péninsule ibérique. Tyler et Sparks expliquent que le jeu avec les ongles était recommandé par Abreu (1799), Ferrandiere (1799), et Moretti (1799). [6] Ce choix des guitaristes espagnols pourrait être la cause du ton défensif que LaBarre donne à ses commentaires sur l’attaque de la main droite.
Cette tradition espagnole s’est perpétuée jusqu’à Aguado, qui demeure l’un des champions du jeu avec les ongles le plus cité dans les travaux d’aujourd’hui. Il n’est donc pas surprenant de trouver dans l’orbite d’Aguado les deux seuls guitaristes français à admettre l’usage des ongles : Antoine de Lhoyer et Adolphe Ledhuy. Comme Stenstadvold nous l’apprend, c’est d’ailleurs grâce à Aguado lui-même que nous connaissons son mode d’attaque préféré : « In his Nouvelle Méthode, op. 6, published in Paris in 1834, Aguado refers to Lhoyer as one of the few French guitarists using right fingernails. » [7] Nous croyons cependant qu’il faut nuancer la position de Ledhuy. D’abord, nous avons découvert que vers 1807, Ledhuy se considère comme étant un tenant du jeu avec la pulpe. En effet, il livre ce témoignage dans ses Essais sur l’amélioration de la lyre-guitare:
- Cela me rappelle qu’à la première leçon que je reçus de M. Vidal, je remarquais que ce grand guitariste avait les ongles de la main droite d’une longueur étonnante. Est-ce de ces ongles, lui dis-je, que vous obtenez ces beaux sons argentins?-Oui.- En ce cas, je ne couperai plus les miens.-N’imitez pas mon exemple, reprit-il, car pour peu que vous travailliez l’instrument, vous vous apercevrez que cela coupe les cordes- Mais si l’on peut obtenir ces sons qu’avec de pareils ongles?- Vous les obtiendrez sans cela, tout dépend de l’habitude, et il y a longtemps que j’aurais voulu me défaire de celle-ci. [8]
Ce « M. Vidal » auquel Ledhuy fait allusion est un guitariste qui connut du succès à Paris avant les années 1800. Même si les origines de Vidal demeurent à notre avis incertaines, Stenstadvold affirme qu’il aurait pu être espagnole. [9] Cela s’accorderait bien avec sa préférence pour le jeu avec les ongles. Plus loin, Ledhuy confirme cependant avoir continué de jouer avec la pulpe : « Malgré tout, j’ai suivi les conseils de mon maître; et quoique la manière d’exécuter qu’il cherchait à m’enseigner était en cela différente de la sienne, je m’en suis toujours bien trouvé. » [10] Ce commentaire de Ledhuy aide à remettre en perspective sa recommandation de la fin des années 1820, alors qu’Aguado connaît du succès à Paris : « Pour pincer avec les ongles il faut […] que les ongles ne soient point trop longs parce qu’ils manqueraient de force.. » [11] Même s’il ne mentionne pas ouvertement le jeu sans les ongles, Ledhuy semble adresser sa prescription aux élèves qui voudraient adopter une autre approche que celle qui est la plus courante et qui n’a pas besoin d’être nommée. Une indication laissée sur un manuscrit de La sauteuse montagnarde d’Eustache Berat nous incline aussi à considérer le jeu sans ongles comme étant la norme en France: « Le pincé des ongles se fait plus près du chevalet que le pincé ordinaire. » [12]
En outre, la construction des guitares françaises se prête mal au jeu avec les ongles. Comme nous l’avons déjà mentionné, la hauteur du chevalet entraîne une faible distance entre les cordes et la table d’harmonie (environ 70 mm). En regard de leurs caractéristiques organologiques, les guitares espagnoles sont mieux adaptées au jeu avec les ongles. Les cordes se trouvent plus loin de la table d’harmonie, laissant ainsi de l’espace pour les ongles. Nous pensons donc que, malgré l’attraction qu’exerçaient les auteurs espagnols, les guitaristes entre 1770 et 1830 ont choisi de conserver la tradition italo-française du jeu avec la pulpe. En outre, les guitaristes n’étaient pas les seuls à préférer le jeu avec la pulpe. Il semblerait que les harpistes partageaient cet avis. Le harpiste et guitariste François Vincent Corbelin donnait ce conseil en 1779 : « Pour tirer des sons qui soient en même temps moelleux et forts, il faut que les doigts soient placés sur les cordes, non par le bout auprès de l’ongle, mais par la partie du bout du doigt qui s’arrondit pour rentrer dans la main. Et que les cordes soient bien entrées dans la chair des doigts. » [13]
Le type d’attaque de la main droite et la qualité sonore qui en découle sont aussi une préoccupation récurrente. Dans sa Nouvelle méthode de guitare, Pierre-Joseph Baillon décrit une manière d’attaquer les cordes typique du montage avec des cordes doubles : « on évite ce ferraillement en écrasant la corde avec le pouce, sans la prendre en dessous, de manière que les deux cordes soient également atteintes. » [14] Beaucoup plus tard, Aubéry du Boulley est toujours préoccupé par le son que procure une attaque déficiente : « Pour obtenir un son plein et moëlleux, il faut pincer un peu fort et de l’extrémité des doigts, mais il faut éviter d’enlever les cordes et de les pincer avec les ongles. On doit pincer les cordes un peu de biais. » [15] Cette mêmerecommandation est aussi faite par Carcassi dans sa Méthode complète. Pour sa part, Jean-Baptiste Phillis indique comment améliorer la sonorité du pouce : « […] éviter la rencontre du pouce qui doit être toujours tendu en attaquant la corde, et la forcer à échapper de dessous pour tirer des beaux sons dans l’Arpégio [sic] et autres batteries. » [16] Gatayes recommande le même type de position du pouce à la fin des années 1820. [17]