Improvisation, diminution et ornementation

Pour une autre esthétique de la pratique des musiques anciennes

Veröffentlicht: 05.05.2021     Autor/in: William Dongois

Abstract

Que sommes-nous capables d’imaginer, grâce aux sources, de la musique historique ? L’apparent grand écart qu’il existe entre les pratiques actuelles de la musique ancienne en matière de diminution, d’ornementation et ce que décrivent de nombreuses sources de 1500 à 1800 environ est la porte à un questionnement esthétique général, dans lequel les « problèmes » posés par le maniement de la trompette naturelle trouvent très naturellement leur place. Le survol des sources que je propose suggère un « son historique » mobile et flexible qui invite à une autre esthétique générale de la pratique de la musique ancienne.

 

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Forschungsprojekt

«... und machens nur aus dem Synn»

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William Dongois, "Improvisation, diminution et ornementation. Pour une autre esthétique de la pratique des musiques anciennes". Forschungsportal Schola Cantorum Basiliensis, 2021.
https://forschung.schola-cantorum-basiliensis.ch/de/forschung/improvisation-trompeten-ensemble/dongois-improvisation-diminution-ornementation.html (Abgerufen am TT MM JJJJ)

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Ex. 1 : F. Rognoni, Selva de varii passaggi, 1620, prima parte,17

Les 'cadences finales' reproduites dans l’Exemple 2 sont issues de la deuxième partie de la Selva, plus spécifiquement destinée aux instruments. La différence entre la cadence-modèle (portée du bas) et la diminution proposée (portée du haut) est flagrante. L’allongement de l’avant-dernière note est noté ci-dessous par des silences. Dans une cadence finale, si l’on suit Rognoni, il semble que l’usage soit de prolonger l’avant-dernière note :

Ex. 2 : F. Rognoni, Selva de varii passaggi, 1620, seconda parte, Finali diversi 46

Les cadences ornées, diminutions, notes ajoutées sont, d’un certain point de vue, un changement quantitatif. Mais un tel changement est aussi, dans une certaine mesure, qualitatif. Comme l’écrit le psychologue de Palo Alto Paul Watzlavick : « un peu plus de quelque chose n’est pas la même chose ». [4] Autrement dit, courir n’est pas marcher. Il faut noter par ailleurs que la relation entre l’outil et l’idée est également déterminante. Dans le contexte de la musique ancienne, la question de l’importance du matériel, de l’instrument peut se poser de plusieurs manières : soit en termes de résultat sonore, soit en termes de mode de jeu. Le mode de jeu est en partie la conséquence implicite de l’usage de tel ou tel instrument, ce dernier étant « incitatif ». L’exécutant peut ou non tenir compte de cette incitation et dans ce cas, rester sur une idée préconçue du résultat en 'forçant' l’instrument à sonner comme il le désire. L’instrument idéal pour improviser n’est pas nécessairement le même que celui qui permet de jouer de la musique imaginée à partir de la partition. Il se peut que le cheminement vers l’improvisation et la diminution amène l’exécutant à imaginer la musique autrement grâce à un autre outil.

Dans les pages qui suivent, je propose un panorama du contenu des différentes sources concernant les pratiques de diminution et les modalités d’exécution de la musique entre 1500 et 1600. Cela invite à remettre en cause la manière dont on joue cette musique aujourd’hui tout en se réclamant d’une interprétation 'historiquement informée'. Il s’agit de montrer comment le glissement esthétique envisagé grâce aux sources pourrait, par exemple, faciliter le jeu des trompettistes jouant sur des instruments naturels, c’est-à-dire sans trous. Considérant qu’un défaut est l’envers d’une qualité, les soi-disant limites de cet instrument pourraient probablement s’intégrer à une autre esthétique : celle d’un son et d’une phrase musicale plus souvent 'habillés' et décorés, plus flexibles. Il s’agit donc de découvrir comment les traités de diminutions nous amènent à revisiter, les uns après les autres, les paramètres de l’exécution musicale.

État des lieux

De nombreux exemples de diminutions figurent dans les deux grands traités que sont la Fontegara de Silvestro Ganassi e la Selva de varii passaggi de Francesco Rognoni : 2205 figures et 141 cadences dans la Fontegara, 2289 figures et 333 cadences dans la Selva qui ne trouvent pas leur place dans la pratique ordinaire contemporaine. [5] Parfois, les chefs d’ensembles vont jusqu’à empêcher ceux qui en sont capables de faire des diminutions. Récemment, un chef de chœur a interdit à un cornettiste de diminuer la moindre note sous prétexte que « dans la musique de Palestrina, on n’orne pas ». Le probable manque de connnaissance n’est pas la seule raison de cette injonction. Certains musiciens et musicologues pensent que la diminution a déjà trouvé une place suffisante dans les interprétations d’aujourd’hui, par rapport à ce que les sources suggèrent. L’un des arguments invoqués pour limiter les pratiques ornementales est que nombre de sources invitent à une certaine 'décence' en matière d’ornementation ; cependant, ces incitations à la modération ne sont pas faciles à contextualiser sur le plan historique. Dans un texte célèbre, le compositeur et théoricien Ercole Bottrigari qualifie les diminutions continuelles des musiciens vénitiens de « cacophonie » et leur oppose les belles diminutions des nonnes de San Vito à Ferrare :

  1. La cause de ce désastre réside dans cette présomption qui les pousse à exécuter tous à la fois des passaggi, comme dans un concours, non point de temps à autre ni un par un, mais continûment et tous ensemble. Quelquefois, impatients de mieux montrer leur valeur, ils proposent une interprétation si éloignée du contrepoint des compositions musicales et tellement mêlée de notes dissonantes qu’il en résulte une insupportable cacophonie. [6]

Quelques lignes avant ce passage, Bottrigari écrit cependant à propos des religieuses de San Vito :

  1. En outre leurs ornementations ne sont ni confuses, ni forcenées, ni incessantes. Ainsi ne gâtent-elles point ni ne détruisent la mélodie principale, fruit de l’ingéniosité d’un illustre compositeur, mise en œuvre sur l’instrument ; mais ces passaggi interviennent en temps et lieu convenables avec une vivacité si légère qu’ils apportent aux airs un agrément et un esprit très grand. [7]

Ce que condamne Bottrigari, ce sont donc des diminutions surabondantes, et simultanées. Nous reviendrons plus loin sur la manière dont les différents auteurs commentent la place et la quantité de diminutions.

La question se pose donc autrement : à partir de quand et pour quel type d’oreilles y a-t-il trop d’ornements ? Quels sont les critères du 'beau' ? L’être humain aime d’abord ce à quoi il est habitué, mais aussi ce qui le surprend, selon des critères spécifiques. La lisibilité de la polyphonie, de 'l’œuvre originale' (telle qu’elle est notée) dépend de la connaissance qu’a l’auditeur de l’œuvre et du style polyphonique. [8] L’auditeur qui veut entendre ce qu’il lit, sur la partition polyphonique, a peu de chance de goûter une exécution qui semblerait s’éloigner de ce ‘pur modèle’. Le goût de cette époque est-il comparable au nôtre aujourd’hui ? Au XIXe siècle, bien après Bottrigari, la pianiste Hélène de Montgeroult dit à ce propos :

  1. En général, on doit être fort sobre d'ornemens ; leur surabondance dénature la musique ; elle confond trop souvent les genres et accuse l'insuffisance de l'expression, qui doit toujours être simple quelque soit son caractère ; passionné, énergique ou gracieux. Cette surabondance est la ressource des chanteurs froids, ou de ceux qui n'ont plus assez de voix pour soutenir les sons. [9]

Quelques pages plus loin, Montgeroult présente un exemple d’ornementation à travailler au piano :

  1. Je donne ici un modèle qui sera pour l'élève le sujet d'une importante étude. Marchesi est le chanteur le plus célèbre pour l'étendue et la variété de son goût. Il a lui-même noté les quatre manières différentes dont il chantait une scène qu'on trouve ci-après. Les accompagnements ont été réduits pour la seule main gauche, afin que l'élève pût étudier de la droite les variantes du chant de ce morceau. Il y verra que le talent du chanteur faisait tout le succès de cette scène qui n'est par elle-même qu'un simple canevas ; et il y pourra prendre une idée de la manière de placer les Appogiatures : mais qu'il se garde bien de donner à ces ornements le brillant d'un trait de Concerto ; il dénaturerait entièrement le caractère de chaque morceau, et il en ferait toujours de la musique d'exécution. Il faudra donc que, de la main droite, il anticipe d'une mesure sur l'autre, afin de ne pas presser les traits contenus dans une seule, et c'est ici le lieu de rappeler cette absolue nécessité d'avoir un telle indépendance entre les deux mains, que la gauche maintienne rigoureusement la mesure, tandis que la droite, ainsi que le chanteur, parcourt largement la phrase chantante, sans la précipiter pour la finir avec la mesure, et en imitant le plus possible les accents et les nuances que la voix lui donnerait. C'est ainsi, seulement, qu'il peut espérer d'approcher de la largeur d'expression et de style qui distingue les grands chanteurs. [10]

Voici un extrait de l’air en question, avec ses quatre ornementations superposées :

Ex. 3 : Aria del signor Zingarelli. Con variazioni del signor Marchesi. (Montgeroult [s. d.], vol. I, 235–236) ; F-Pn Vm8 S-536 (1) ; public domain.

Pourrions-nous reconnaître cet air si nous le connaissions ? [11] Cette ornementation rentre-t-elle dans le cadre de la 'décence ornementale' ? Quelle impression ferait une telle exécution de nos jours sur le public ? Trois siècles après La Fontegara, un bon instrumentiste doit encore prendre la voix humaine comme modèle et ce sont, entre autres, les ornements qui semblent caractériser cette 'vocalité'.

Ex. 4 : Diminution de violon (Mersenne 1637, livre IV).

De son côté, le cornettiste Girolamo Dalla Casa propose des diminutions proches de la description de Mersenne. Il présente ses propositions comme « la vraie manière de diminuer », « il vero modo di diminuir ». [13]

Ex. 5 : La rose (Dalla Casa 1584, 44).

L’organiste Francisco Correa de Arauxo, quant à lui, n’est pas en reste, particulièrement à la fin de sa collection. [14] Voici un extrait du tiento 59. Je reproduis ici la partie dévolue à la main droite, qui se joue sur le registre de cornetta, et le squelette mélodique qui sous-tend l’enchaînement ininterrompu des diminutions.

Ex. 6 : Tiento 58 (Correa de Arauxo 1626).

On pourrait multiplier les exemples à l’infini, et ceci sans même parler des sources vocales. [15] Dès lors que la partition se rapproche du mode de restitution, elle se charge de diminutions et d’ornements écrits en toutes notes, dans un premier temps. Ainsi, la « musique secrète » de la cour de Ferrare est éditée par Luzzascho Luzzaschi en 1601, à la mort du duc seulement. [16] Luzzaschi prend soin d’y restituer les diminutions du célèbre Concerto delle donne. Il est probable que tout bon chanteur exécutait les madrigaux de cette manière :

Ex. 7 : O dolcezze amarissime (Luzzaschi 1601, 21) ; US-Wc M1490.L96 ; public domain.

En 1607 est édité l’Orfeo de Monteverdi. Au troisième acte, Orfeo implore Caronte de le laisser pénétrer dans les Enfers et utilise pour cela toute la puissance du chant, c’est à dire l’ornementation et la diminution. Une didascalie indique qu’il ne faut chanter qu’une des deux voix notées : l’une, très ornée, s’éloigne souvent du ‘modèle’, tandis que l’autre voix ne comporte pas le moindre élément ornemental.

Ex. 8 : Monteverdi, Possente spirto (extrait de l’Orfeo, acte III).

Il semble qu’aujourd’hui nous n’utilisons, dans le meilleur des cas, qu’un pourcentage très réduit des figures présentes dans les traités et que l’on n’accorde pas à la diminution le même rôle qu’autrefois. Il se peut aussi que nous nous trompions sur le sens à donner au mot embellissement et à ses synonymes, fréquemment employés (notamment grâces et accents). De toute évidence, les exemples ci-dessus plaident pour un goût prononcé des années 1500-1650 pour la vélocité et l'abondance d’ornements. [17] Comment donc considérer la diminution, question de quantité et de rapidité mises à part ? Deux opinions opposées circulent de nos jours. L’une affirme que la diminution est un style musical plutôt réservé aux solistes, de nature virtuose. D’où l’idée qu’implicitement, il y a deux catégories de musiques, l’une diminuée, l’autre non diminuée. L’autre propose qu’à des degrés divers, la diminution soit omniprésente mais différente selon les contextes. Il y aurait alors des modes de diminution adaptés aux circonstances et aux répertoires.


Je suis convaincu que la deuxième hypothèse correspond plus à la réalité historique. J’ajoute qu’on peut créer deux catégories de diminutions suite aux suggestions issues des traités : l’une 'ordinaire' (en groupe, avec peu de virtuosité), l’autre 'extraordinaire', plus soliste, souvent liée à un répertoire très connu. Il ne semble pas exister, en revanche, de mode de jeu dépourvu de diminutions ou d’ornements. Traités et sources ne mentionnent jamais les ornements et la diminution comme étant séparés de la pratique usuelle. Le ton sur lequel les différents auteurs décrivent ces pratiques incite à penser que la diminution est un mode de jeu normal, qu’elle fait partie intégrante de l’exécution. Les explications qu'Hermann Finck fournit à propos d'un exemple de diminution d’un motet polyphonique ne peuvent que convaincre du caractère 'ordinaire' de la diminution :

  1. L’utilisation des coloratures est personnelle, quant à l’habileté, leur nature ou leur spécificité. Chacun possède sa manière propre. Nombreux sont d’avis qu’il faut diminuer la basse, d’autres le dessus. Selon moi, les coloratures peuvent et doivent être disséminées (« aspergi ») dans toutes les voix, mais pas continuellement (« non semper »), [et] en des endroits propices. Toutes les voix ne doivent pas être ornées simultanément, mais, selon la place qui leur convient (« sede convenienti »), intervenir chacune à son tour (« reliquae in suis locis »), de façon que chaque colorature puisse être entendue et perçue clairement et distinctement, et que la composition demeure entière et préservée. [18]

Nicola Vicentino, pour sa part, décrit des pratiques où instrumentistes et chanteurs exécutent la même partie ou, le cas échéant, seuls des chanteurs. La diminution est implicite :

  1. Ceux-ci [les chanteurs] doivent observer que les diminutions, quand elles sont faites en lieu et temps appropriés, paraissent bonnes. Celles-ci doivent être utilisées à plus de quatre voix, parce que la diminution fait toujours perdre beaucoup les consonances, et ajoute beaucoup de dissonances, même si elle paraît bonne à l’auditeur non connaisseur de musique. Comme elle cause une perte d’harmonie, et dans cette crainte, afin que le chanteur puisse démontrer sa belle disposition à diminuer dans les compositions, une telle diminution sera très bonne si elle est accompagnée d’instruments, lesquels joueront la pièce juste, sans diminuer et comme elle sera notée. Ainsi on ne perdra pas l’harmonie à cause de la diminution, puisque l’instrument tiendra les consonances dans les règles. En revanche, quand l’instrumentiste diminuera la composition et que le chanteur voudra la diminuer simultanément, le résultat, si tous deux diminuent en ne faisant pas un même passage ensemble, cela ne donnera pas un bon accord ; mais, s’ils [se] sont bien concertés, cela sera agréable à écouter. Dans les compositions chantées sans instruments, les diminutions seront bonnes, si elles sont à plus que quatre voix, parce que, aux endroits où il manquera une consonance, une autre partie la rétablira, soit à l’octave, soit à l’unisson, et, l’harmonie ne sera pas appauvrie. En effet, le chanteur voyage à travers les parties, avec des unissons, secondes, tierces, quartes, quintes, sixtes ou octaves, touchant tantôt une partie, tantôt une autre, avec des consonances et des dissonances variées, qui, en raison de la vitesse du chant semblent bonnes, même si elles ne le sont pas. [19]

Et pour finir, voici ce que dit Lodovico Zacconi :

  1. Les ornements (« vaghezze ») et les agréments (« accenti ») se font en brisant et rompant les notes, chaque fois que, dans une mesure (« tatto »), ou une demi[-mesure], on ajoute une quantité de notes qui ont nature d’être plus rapidement exécutées. Ils donnent tant de plaisir et de délectation, qu’on dirait entendre un grand nombre d’oiseaux dressés, qui, de leur chant, nous ravissent le cœur et nous font demeurer tout émus. Ceux qui ont une telle promptitude et faculté d’exécuter en mesure une grande quantité de notes articulées avec cette vélocité, ont rendu et rendent les mélodies si charmantes, que celui qui, à présent, ne les chante pas comme eux donne peu de satisfaction aux auditeurs et est peu estimé des chanteurs. [20]

La diminution collective

J’appelle ici 'diminution collective' – faute de mieux et en l'absence d'autre expression en usage dans les sources – un mode d’exécution rarement rencontré dans les partitions mais mentionné à diverses reprises par quelques auteurs comme on va en voir des exemples ci-dessous, qui consiste à voir la technique de la diminution appliquée à toutes les parties de la polyphonie.


J’ai déjà dit plus haut le fait que la diminution n’était pas réservée à la pratique soliste, comme le souligne Finck dans un passage déjà cité. [24] Voici le court exemple musical associé à ces propos, un motet, peut-être de sa composition, qu’il habille de diminutions distribuées dans les différentes voix :

Ex. 9 : Motet Te meneat semper (Finck 1556). Transcription Christian Pointet.

On trouve le même genre de proposition chez Giovanni Camillo Maffei, avec un madrigal de Francesco Layolle dont les quatre parties sont sobrement diminuées. [25] Un exemple de diminution collective plus élaborée se trouve dans Il vero modo di diminuir de Dalla Casa. De leur côté, Mersenne et Zenobi mentionnent les rôles de chacun dans l’exécution de la polyphonie. Zenobi parle ainsi du rôle majeur du dessus : « Le soprano a le champ libre et l’obligation de diminuer ». [26]

Ce que disent les titres des traités

La plupart des traités de diminution sont des méthodes d’apprentissage du chant ou d'un instrument. Ils expliquent comment on exécute, preuve ou indice que la pratique ornementale est intégrée à toute production sonore. On le constate en lisant simplement les titres des ouvrages. En voici une liste non exhaustive, dans l’ordre chronologique. [27]


Silvestro Ganassi 1535 :

  1. Œuvre intitulée Fontegara, laquelle enseigne à jouer de la flûte avec tout l’art opportun à cet instrument, surtout la diminution, qui sera utile à chaque instrument à vent et à cordes : et également à celui qui se plaît à chanter […]

Adrien Petit Coclico 1552 :

  1. Abrégé de musique rédigé par Adrien Petit Coclico, disciple de Josquin Desprez, dans lequel parmi d’autres matières on traite de la manière ornée de chanter, de la règle du contrepoint, de la composition.
  2. Au lecteur : quiconque désire apprendre les accents sonores, rien n’étant plus doux au monde, animé par l’amour de l’art, qu’il vienne à moi, que la muse chantante d’Adrien [Willaert] lui montre la voie.

Hermann Finck 1556 :

  1. Musique pratique d’Hermann Finck, contenant des exemples des divers signes de proportions et de canons, un jugement sur les tons, et certains [exemples] sur l’art de chanter élégamment et ingénieusement.

Giovanni Camillo Maffei 1562 :

  1. Deux livres où parmi d’autres très belles pensées sur la philosophie et la médecine, on a un discours sur la voix et la manière d’apprendre à chanter de [la] gorge, sans maître […]

Francesco Rognoni 1620 :

  1. Forêt de diminutions variées selon l’usage moderne, pour chanter, et jouer avec toutes sortes d’instruments, divisée en deux parties, dans la première desquelles est démontrée la façon de chanter proprement et avec grâce et la manière de porter la voix avec ornements (« portar la voce accentata »), avec des tremoli, groppi, trilli, esclamationi, de même que de diminuer de degré en degré, [par] sauts de tierce, quarte, quinte, sixte et octave, et des cadences finales pour toutes les parties, avec divers autres exemples et des motets diminués. Chose également utile aux instrumentistes pour imiter la voix humaine. Dans la seconde, on traite ensuite des diminutions difficiles pour les instrumentistes, du coup d’archet [simple] (« arcata ») ou lié (« lireggiare »), des coups de langue, de la diminution de degré en degré, des cadences finales, exemples avec pièces (« canti ») diminuées, avec la manière de jouer à la bastarda […]

Jean Millet 1666 :

  1. La Belle méthode ou l’art de bien chanter [...]

Johann Herbst 1653 :

  1. Petite introduction pour faire chanter sans fatigue et enseigner la manière actuelle de chanter des Italiens aux enfants et à toutes les personnes qui ont le goût et l'amour du chant. Le tout tiré avec soin des principaux auteurs italiens et accompagné d'un grand nombre de cadences et de variations pouvant servir aux instrumentistes, aux violons et aux cornets. [28]

Bénigne de Bacilly 1679

  1. L’art de bien chanter : augmenté d’un discours qui sert de réponse à la critique de ce traité.
Ex. 10a : Les groppi
Ex. 10b : Les tremoli
Ex. 10c : Les exclamations
Ex. 10d : Les ports de voix

La fréquence des ornements

S’il est difficile de se faire une idée de la fréquence des ornements, la proportion de pages consacrées à l’ornementation dans des ouvrages généraux peut rendre compte de son importance. Dans la Violinschule de Léopold Mozart (1770), on constate que l’ornementation occupe trois chapitres sur douze, c’est-à-dire presque un quart de l’ouvrage. [34]

- Au chapitre IX, les ports de voix occupent vingt six pages (194 à 219).

- Au chapitre X, les trilles occupent vingt trois pages (220 à 242).

- Au chapitre XI, les « trémolos » et les « mordants » sont développés sur quatorze pages (243 à 256).


Léopold Mozart explique par exemple que faire « trop de trilles », c’est faire un trille par note, ce qui, pour nous, serait presque choquant. Il en donne quelques exemples qui correspondent sans doute à des « exercices de trilles » :

  1. De manière générale, on ne doit pas surcharger les notes de trilles. Dans des suites de croches ou de doubles-croches conjointes, qu'elles soient liées ou détachées, on peut toujours placer un trille [sans terminaison] sur la première de chaque groupe de deux. Dans ce cas le trille tombe sur la première, la troisième, la cinquième, la septième, etc. [35]

Evidemment, il écrit « on peut » et non « on doit ». Leopold Mozart parle d'un cas limite : c'est déjà le signe d’une tendance générale à exécuter de nombreux trilles. Il donne ensuite l’exemple des trilles placés sur les notes « paires » :

Ex. 11 : Exemple de trilles (Mozart 1770, 229) ; D-As Tonk 310 ; public domain.

Mais si l'on commence le trille sur les levées à contretemps, alors il faut le placer sur la deuxième, la quatrième, la sixième note, etc. Cette manière d'exécuter paraît encore plus singulière, si l'on joue avec des coups d'archets inverses, comme cela doit d'ailleurs être fait. Mais on ne l'utilise que dans des pièces vives, et tous ces trilles sont faits sans terminaison.


Les divers enregistrements d’orgues mécaniques qui subsistent, tout comme les nombreuses « serinettes », ces petits orgues jouant des mélodies connues pour apprendre aux oiseaux à chanter, nous font entendre une musique constamment enrichie de trilles. En ce qui concerne la musique polyphonique, diverses contraintes vont intervenir, notamment celle de la clarté : s’il y a trop de diminutions ou d’ornements, ceux-ci peuvent masquer la polyphonie, encore que cette question reste une affaire subjective.


Il est une catégorie particulière d’ornements, c’est celle qui touche aux premières notes, voire au dernières. Que ce soit Luigi Zacconi, Francesco Rognoni, Michael Praetorius, Giovanni Battista Bovicelli, Christoph Bernhard, Johann Herbst, tous décrivent des ornements s’appliquant à la première note d’une phrase. Par exemple, chez Herbst :

Ex. 12 : Herbst 1653, 3 ; D-Mbs Mus. Th. 642 ; public domain.

Concernant les ornements et les petits passages, appliqués ou non aux premières et dernières notes, on comprend clairement avec Millet dans son traité de chant, que l’ornement est un élément du son et non un élément rajouté : pour preuve, l’ornement ne change pas le nom de la note ce qu’on voit ci-dessous sur les syllabes de solmisation. Il n’y a donc pas d’ajout de notes :

Ex. 13 : Millet 1666, 13 ; I-Bc FC.D.115 ; public domain
Ex. 14 : Rognoni 1620, avertissement, page 1 ; I-Mc Ris.Mus.e.84 ; public domain.

Quatre-vingts ans plus tard, chez Hotteterre, l’ornement fait explicitement partie du processus d’apprentissage, comme en témoignent les titres des différents chapitres de ses Principes de la flûte traversière :

  1. Chapitre I : de la situation du corps, & de la position de la main
  2. Chapitre II : de l'embouchure
  3. Chapitre III : première explication de la première planche sur les tons naturels
  4. Chapitre IV : première explication de la deuxième planche sur les tons naturels. [36]

À la fin du chapitre IV, on lit :

  1. Lorsqu'on aura apris toutes les cadences naturelles, on pourra essayer à joüer quelques petits Airs faciles. [37]

Viennent ensuite les cadences avec les dièses et les bémols.


Suivre une telle pédagogie peut nous amener à une autre conception sonore. Diminutions, ornements seraient alors intégrés à une esthétique du mouvement et non ajoutés aux notes.

Mathématique et notation : la place des notes

Le temps se mesure grâce à l’espace et au nombre, donc, par des formes géométriques et l’évocation de quantités. La musique est un art du temps et du mouvement. Pour la noter, on fait appel à un système de conventions graphiques. La notation, par nature, est « plate » comme la feuille sur laquelle elle est inscrite. La notation musicale n’est pas plus la musique qu’une carte est un pays. Sans connaissance de la réalité sonore, la notation ne signifie que ce qu’on veut y mettre. Quand la musique change et que les traditions se perdent, la nécessité d’expliquer apparaît. Devant les insuffisances de la notation, en matière de rythme par exemple, le musicologue Hugo Riemann introduit la notion d’« Agogik ». [40] L’agogique ou agogie désigne les différences de placement des notes entre la notation et sa restitution. En effet, quelle que soit la musique, personne ne joue exactement les notes à la place arithmétique indiquée par la notation musicale.

Des auteurs comme Zacconi et Praetorius expliquent que l’on « prend à une note ce qu’on donne à l’autre » :

  1. Pour commencer à faire comprendre de quelle manière les rendre charmantes (se invaghiscono), je dis que, quand on a émis une note et que la suivante est distante d’une tierce, on doit s’attarder quelque peu sur la première (ce retard ne devant pas excéder une semi-minime). On doit alors non seulement enlever cette semi-minime de la seconde note et l’attribuer à l’autre [= la première note], mais encore, en traînant et en montant à la suivante, on doit faire sentir discrètement (fuggendo) au milieu comme une double-croche, [cela] en prenant garde à ne pas faire un agrément (vaghezza) semblable ailleurs que sur ré-fa, mi-sol, fa-la, sol-fa, surtout sur les tierces, comme on le voit. [41]
Ex. 15 : Zacconi 1592. Transcription Christian Pointet.

La question de la place des notes et de la notation du rythme a dû avoir son apogée avec le traité de Silvestro Ganassi. Son traité ne doit pas non plus être réduit à un traité d’agogique car de trop nombreux exemples de figures, probablement 80%, ne rentrent pas dans un tel cadre d’explication : en effet, le nombre de notes utilisées et leurs rapports de longueurs théoriques exclut la possibilité d’écrire ces figures dans la notation usuelle dans laquelle la ronde est divisée par quatre. Néanmoins, pour certains exemples, on voit que la notation permet des analogies entre les rythmes : par exemple, un effet de sesquialtera écrit grâce à des ajouts de points dans la regola prima (division en quatre de la semi-brève) :

Ex. 16 : Ganassi 1535

Dans l’exemple suivant, des figures écrites en regola terza (c’est-à-dire selon la division en six de la ronde) ressemblent à des figures écrites a priori en regola seconda (la division en cinq) :

Ex. 17 : Ganassi 1535

Dans le dernier exemple, c’est l’équivalence de la regola seconda avec la regola prima :

Ex. 18 : Ganassi 1535.

On constate ici que le souci de Ganassi est de fixer la musique en tant que mouvement.

Ex. 19 : Rognoni 1620

Voici 3 exemples tirés de la diminution instrumentale sur Quanti mercenarij (une contrefacture de Io son ferito) pour dessus donnés par Rognoni :

Ex. 20–22 : Rognoni 1620

Voici pour finir quelques statistiques tirées de la Fontegara de Ganassi. Il s’agit dans les tableaux suivants de l’intervalle que les notes de la figure font avec la note de base.

On constate que le milieu mathématique des figures recèle 30% de secondes, intervalle qui n’a aucune chance d’être consonant. Et de nombreuses figures ont pour points d’appui intermédiaire, disons, sur les semi-minimes plusieurs consonances incompatibles. On voit dans le tableau suivant l’égalité de traitement des intervalles en terme de proportion d’usage. Les 5e et 6e semi-minimes ne concernent que les règles deux et trois, naturellement.

Il ne faut pas négliger l’impact de ce phénomène de l’usage de la dissonance dans des notes assez rapides : cela détermine un son assez particulier et une certaine esthétique sonore.

Ouvrages modernes

Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit, Paris : Seuil 1980.


Jean-François Billeter, Trois leçons sur Tchouang T’seu, Paris : Allia 2002.


Jean-François Billeter, Un paradigme, Paris : Allia 2012.


Bonnie J. Blackburn et Leofranc Holford-Strevens (éd.), The Perfect Musician, a Letter to N. N., Cracovie : Musica Jagellonica 1995.


Rémy Campos, « De l’exécution de la musique à son interprétation (1780-1950) », in : La Revue du Conservatoire 3 (2014) : https://larevue.conservatoiredeparis.fr/index.php?id=1082 (16 mars 2021).


William Dongois, Apprendre à improviser avec la musique de la Renaissance : méthodologie d'improvisation, Gennevilliers : Color & Talea 2008.


William Dongois, Semplice ou passeggiato, Genève : Droz 2014.


Giulio Preti (éd.), Baldesar Castiglione : Il libro del cortegiano, Torino : Einaudi 1965.

Paul Watzlawick, John Weakland et Robert Fisch, Changements : paradoxes et psychothérapie, Paris : Le Seuil 1975.

[1]

Bateson 1980, 72.

[2]

Billeter 2002, 21.

[3]

Rognoni 1620. Sauf indication contraire, les transcriptions modernes présentées dans les exemples ont été réalisées par l'auteur de l'article.

[4]

Watzlawick, Weakland et Fisch 1975, 49 et 97.

[5]

Ganassi 1535 ; Rognoni 1620. Ces deux traités sont souvent pris comme exemples et supports pédagogiques en raison de la facilité avec laquelle on peut les aborder. Ils ont été publiés respectivement au début et à la fin de la période considérée, encadrant chronologiquement des ouvrages plus modestes. Ganassi a laissé en outre 175 cadences manuscrites, écrites exclusivement en regola prima, c’est à dire dans la division usuelle en quatre de la semibrève. Son traité propose de diviser la semi-brève également en cinq, six et sept.

[6]

Bottrigari 1594. Traduction de Jacques Remi-Dahan dans Dongois 2008, 74-75.

[7]

Ibidem.

[8]

À l’évidence, il existe dans les années 1600 un répertoire connu « de tous » que l’on retrouve dans les traités de diminutions, les tablatures de luth et de clavier. 170 compositions seulement constituent l’ensemble des exemples de chansons, madrigaux et motets contenus dans les principaux traités de diminutions contenus dans le bibliographie ci-après.

[9]

Montgeroult [s.d.], vol. 1, 232.

[10]

Ibidem, vol. 1, 234.

[11]

Il faut prendre en considération le geste vocal et instrumental, qui donne ou non tel ou tel poids à chaque note. Il est des ornements qui sont « imperceptibles », « unvermerkt », selon Christoph Bernhard. Voir Müller-Blattau 1963, chapitre 24.

[12]

Mersenne 1637, vol. 2, 275.

[13]

Dalla Casa 1584.

[14]

Correa de Arauxo 1626.

[15]

Il faut rappeler que la diminution est une technique et une pratique d’abord vocale que l’instrumentiste doit imiter.

[16]

Luzzaschi 1601.

[17]

De mon point de vue, cette problématique se retrouve avec des nuances, dans les années qui suivent, et ce quasiment jusqu’au XIXe siècle.

[18]

Finck 1556. Traduction Christian Pointet dans Dongois 2014, 154.

[19]

Vicentino 1555. Traduction Christian Pointet dans Dongois 2014, 150.

[20]

Zacconi 1596. Traduction dans Dongois 2014, 185.

[21]

Exception faite pour la Fontegara.

[22]

Zenobi [s.d.], chap. 14, 199r–204v. Voir l'édition bilingue italien-anglais de Blackburn et Holford-Strevens 1995.

[23]

Rognoni 1620.

[24]

Finck 1556.

[25]

Maffei 1562, 42.

[26]

Dongois 2014, 253-254.

[27]

Sauf indication contraire, toutes les traductions françaises ci-après viennent de Dongois 2014.

[28]

Traduction d'Elisabeth Champollion.

[29]

Ganassi 1535, chap. XIII.

[30]

Cité d'après l'édition de Giulio Preti (Preti 1965, 26).

[31]

Colin 1537.

[32]

Müller-Blattau 1963.

[33]

Zenobi c. 1600, 199r-204v.

[34]

Mozart 1770. On retrouve chez L. Mozart un vocabulaire ancien : ainsi il parle encore de la « ribatuta di gola », mais aussi des trilles de tierces…qu’il condamne. On doit se poser la question pourquoi la musique occidentale aurait été, avant cette période baroque moins ornée, quand les musiques traditionnelles, savantes ou non, sont extrêmement ornées. Autre question: Wolfgang a appris la musique avec son père : comment jouait il du violon? Comment jouait il sa propre musique?

[35]

Mozart 1770, 228-229. Traduction de Fabien Roussel.

[36]

Hotteterre 1701.

[37]

Ibidem,11.

[38]

« Grave » peut se traduire aussi comme « lent » et ce, toute proportion gardée. Bovicelli 1594, traduction Dongois 2014, 245.

[39]

Correa de Arauxo 1626. Traduction de Guy Bovet.

[40]

Musiklexikon, 1884.

[41]

Zacconi 1596.

[42]

Zenobi c. 1600, 199r–204v.

[43]

Voir la traduction partielle de Christian Pointet, Dongois 2014.

[44]

Rognoni 1620, 35.

[45]

Cité dans Campos 2014.

[46]

Billeter 2012, 16.